Rencontre avec Nassira
Ghozlane, Secrétaire générale de la SNAPAP, Syndicat National Autonome des
Personnels de l’Administration Publique, Algérie.
Lors de sa
participation au 29ème congrès de l’Internationale des Services
Publics, la délégation de la CGSP wallonne a eu l’occasion de rencontrer, parmi
les quelque 1400 représentants de fédérations syndicales provenant du monde
entier présentes à ce congrès, la Secrétaire générale du SNAPAP, Syndicat
National Autonome des Personnels de l’Administration Publique d’Algérie. Son
interview a permi à nos camarades belges d’en savoir un peu plus sur la
situation syndicale dans ce pays, ainsi que sur le combat quotidien mené de
longue haleine par le premier syndciat autonome du monde arabe, et l’un des
seuls syndicats algériens affirmant fermement son indépendance face au pouvoir
répressif du gouvernement d’Abdelaziz
Bouteflika.
Mise en contexte
En octobre 1988, après plusieurs années de
gestion autocratique des affaires de l’Etat par le Président Chadli Bendjedid
(1979-1992) et son appareil, le gouvernement algérien connaît un bouleversement
politique important initié par une série de mobilisations sociales violentes, réclamant
une démocratisation de la société algérienne. Sorte de prémisse d’un printemps
arabe avant la lettre, cette série de troubles sociaux a entraîné de la part du
pouvoir en place l’introduction de réformes politiques mettant fin au système
de parti unique (le FLN – Front de Libération Nationale) et assouplissant les
restrictions à la liberté d’expression, d’association et d’organisation.
Plusieurs associations de la société civile voient le jour, de nouveaux
journaux sont édités, des partis politiques se constituent.
C’est dans ce contexte d’ouverture qu’est créé
le SNAPAP, Syndicat National Autonome des Personnels de l’Administration
Publique, première organisation syndicale indépendante offrant un contre-poids
et une alternative au syndicat d’Etat, l’UGTA (Union Générale des Travailleurs
Algériens). Créée en 1956 par le FLN pendant la guerre d’indépendance pour
organiser les révoltes face à l’armée française, l’UGTA est devenu un syndicat
d’appareil, aux intérêts communs à ceux du parti en place, et n’offrant plus
aucune perspective de contre-pouvoir. L’UGTA a d’ailleurs signé il y a 5 ans un
protocole d’accord avec le gouvernement algérien interdisant toute action de
grève ou de manifestations.
Le SNAPAP voit le jour en 1990, dans la foulée
de cette ouverture démocratique. Les beaux jours dureront peu, car dès 1991 et
l’arrivée en tête lors au premier tour des élections législatives du parti
politique islamiste FIS (Front islamique du Salut), le Haut Conseil de
sécurité, dominé par l’armée, invalide le scrutin et décrète aussitôt l’état
d’urgence. S’en suivra une décennie de conflit civil sanglant, ayant coûté la
vie à quelque 200 000 personnes et dont on dénombre toujours plusieurs dizaines
de milliers de disparus.
Depuis 20 ans, le régime algérien a évolué dans
le sens d’une « démocratie de façade »[1],
à savoir « un système qui n’est ni un Etat totalitaire à part entière, ni
une démocratie viable », et dans lequel il a jusqu’à présent été difficile
d’observer le moindre progrès notoire en termes d’effectivité des droits
politiques - théoriquement existants mais laissés lettre morte dans la pratique.
« En somme, résume Claire Beaugrand, le régime algérien a réussi à
instituer un « nouvel autoritarisme » (King, 2009), s’imposant par
des mesures de restriction et de répression contre la liberté d’expression et
d’association.[2] […]
S’en est suivie une désaffectation générale du public vis-à-vis du politique,
qui s’est traduite par une baisse des taux de participation aux différentes
élections organisées régulièrement depuis 1995. Dans un certain nombre de cas,
ces élections sont marquées par des irrégularités, y compris des allégations de
fraude, et le boycott de l’opposition. »[3]
Cette perte de confiance dans le monde
politique, ainsi que le souvenir encore vif du traumatisme qu’a provoqué le
conflit des années 1990, explique en grande partie l’immobilisme social qu’a
connu l’Algérie jusqu’en 2010.
Cependant, le printemps arabe est passé par là.
Et avec lui, le vent d’espoir qu’il a suscité dans de nombreux autres pays
arabes, entraînant au minimum des réformes politiques et/ou socio-économiques profondes
(Yémen, Jordanie, Maroc) et, au mieux, la chute de dictateurs comme Ben Ali en
Tunisie, Moubarak en Egypte, Khadafi en Lybie.
Le gouvernement algérien, hanté par l’idée des
remous contagieux que pourraient provoquer ces révoltes, a réagi aux multiples
émeutes qui ont jalonné les années 2010 et 2011 (au total, des dizaines de
milliers de manifestations ont eu lieu, souvent fortement réprimées – on
dénombre 5 morts parmi les manifestants en janvier 2011) d’une part, en
recourant à la force de son armée pour « mater » les mouvements
sociaux, et d’autre part, en achetant la paix sociale à prix d’or – ou, devrait-on
dire, de pétrole.
Dans un pays où le chômage est endémique –
touchant notamment de plein fouet les jeunes, (70 % de la population), et n’épargne
pas les jeunes diplômés universitaires -, et où les revendications
socio-économiques sont historiquement séparées des revendications politiques
(contrairement à d’autres pays de la région, comme la Tunisie, où ces deux
types de revendications sont intrinsèquement liés), la « combinaison
de mesures d’apaisement et de recours à la force »[4]
a jusqu’à présent porté ses fruits dans une large mesure.
Les recettes pétrolières colossale dont jouit
le pays ont en effet permis d’ « accorder des augmentations de salaire, de
subventionner les denrées alimentaires de base, de financer des investissement
générateurs d’emplois », entraînant une augmentation de 25 % des dépenses
publiques en 2011, et une prévision allant dans le même sens (17 % du budget consacrés
à l’ apaisement social) pour 2012. Il est utile de souligner que les retards de
paiement des salaires de certaines catégories de fonctionnaires se comptent
souvent en mois, voire en années.
Mais ces
mesures destinées à acheter la docilité de la population ont-elles eu raison de
toute initiative de changement et de contestation ? Heureusement, il n’en
est rien !
C’est
notamment ce que nous a expliqué Nassira Ghozlane, Secrétaire générale du
SNAPAP et militante active pour le droit des femmes en Algérie.
Un printemps syndical
en Algérie ?
Le SNAPAP, 1er syndicat autonome
d’Algérie, compte environ 300 000 membres. Il a également été le 1er
à affilier les travailleurs précaires (intérimaires, CDD, ..) et les chômeurs et
a, depuis le début des émeutes dues au manque d’emploi et à la hausse des prix
des matières premières, appelé à manifester pour demander des réformes
profondes dans le système, organisant et encadrant des manifestations
rassemblant toutes catégories de population.
Le printemps arabe a en effet provoqué un
réveil des revendication syndicales dans un pays où l’UGTA régnait jusqu’à
présent en « maître » dans le domaine de la représentation des
travailleurs. Le SNAPAP, important syndicat autonome de la fonction publique
s’inscrivant clairement en opposition face à la politique conciliante menée par
l’UGTA, a contribué, à travers sa forte présence sur le front des
mobilisations, à inspirer de multiples initiatives de groupes de travailleurs,
issus tant du secteur public que privé, dans le sens d’une volonté d’organisation
autonomisée du joug de l’UGTA.
(Il est intéressant de souligner le fait que
les policiers et militaires qui sont intervenus pour réprimer les mouvements
sociaux de janvier-février 2011, ainsi que la manifestation du 1er
Mai organisée par les syndicats indépendants, étaient regroupés et hébergés
dans le centre de formation de l’UGTA…)
Ainsi, aujourd’hui, l’on assiste à deux
phénomènes dans le paysage syndical algérien : d’une part, des groupes de
travailleurs s’associent dans le but de créer de nouveaux syndicats autonomes ;
d’autre part, certaines sections faisant partie de l’UGTA s’en distancient et soit, rejoignent le SNAPAP, soit se lancent
dans la création de leur propre syndicat. Le SNAPAP ne peut en effet affilier
que les travailleurs du secteur public.
Ces différents groupes font régulièrement appel
au SNAPAP dans le but d’obtenir une aide juridique dans la constitution de leur
nouvelle entité syndicale, aide qui s’avère précieuse lors de la rédactions des
statuts et de leur introduction pour validation au Ministère du Travail, qui
bien qu’une ouverture relative au monde syndical ait été décrétée depuis les
événements liés au printemps arabe[5],
fait tout pour rendre la reconnaissance de ces nouveaux statuts des plus
laborieuses.
A l’heure actuelle, dix demandes de
constitution de nouveaux syndicats sont toujours bloquées au Ministère. Par
ailleurs, les mouvements de grèves continuent au sein du corps des
fonctionnaires. Une grève au sein du Ministère de la Justice a ainsi été menée
dans l’entièreté du pays le 10 mai dernier, suivie par 95 % des travailleurs, avec
pour conséquence la suspension immédiate de leurs fonction de 50 membres du
bureau exécutif du SNAPAP, parmi lesquels 80 % étaient des femmes.
Le SNAPAP finance son fonctionnement sur base
des cotisations des affiliés, mais celles-ci restent faibles et peu régulière
au vu de la situation de crise structurelle que vivent les fonctionnaires
publics. L’entièreté du secrétariat du syndicat, y compris sa Secrétaire générale
et son Président, exercent leur activité syndicale à titre totalement bénévole,
et ne bénéficient pas d’un détachement de la part de leur secteur
professionnel, ce qui les oblige à travailler pour le syndicat lors de leurs
congés et pendant leur temps libre.
Vers un élargissement de l’autonomie syndicale
Afin de restreindre l’amplitude d’action de ce
syndicat contestataire, le gouvernement a sorti du secteur public certaines
branches qui en faisaient partie, (parmi lesquelles le traitement des déchets)
et ce, soit en les privatisant, soit en les rendant dépendantes de la seule
entité étatique. Le SNAPAP aide cependant les travailleurs de ces entreprises
nouvellement privatisées, ainsi que ceux de secteurs publics jusqu’alors non
représentés syndicalement, à créer des syndicats autonomes afin de faire valoir
leurs droits. Au jour d’aujourd’hui le SNAPAP a déjà reçu plus d’une vingtaine
de demandes d’aide de la part de groupes de travailleurs désireux de se
constituer en syndicat. Parmi les 10 demandes actuellement en cours de
traitement au Ministère du Travail, 5 concernent des secteurs publics en partie
privatisés, à savoir ceux de l’énergie, de la poste, du nettoyage, de
l’industrie du papier et de l’enseignement supérieur.
L’objectif étant de créer une nouvelle
confédération regroupant les syndicats des services publics ainsi que ceux
représentants les travailleurs du privé (ces derniers ne bénéficiant jusqu’à ce
jour quasiment d’aucune représentation syndicale) et ce, dans les plus brefs
délais : Nassira Ghozlane envisage l’officialisation de cette
confédération, la Confédération Nationale Autonome des Travailleurs Algériens
(CNATA), déjà reconnue par la CSI, au plus tard pour le premier trimestre 2013,
lorsque les nouveaux syndicats autonomes en cours de constitutions se seront
officiellement institués.
Les demandes émanent également de corps de
métier dont l’adhésion syndicale peut paraître surprenante. A titre d’exemple,
citons celle des « gardes communaux », corps paramilitaire créé par
le gouvernement en marge de la police officielle, milices paramilitaires
chargés de maintenir l’ordre principalement dans les zones rurales et de
réprimer tout mouvement de protestation sociale. Lors du printemps arabes,
certains membres de ces milices sont descendus dans la rue afin de réclamer une
clarification de leur statut (ils sont moins bien payés que la police
officielle, et ne bénéficient pas des mêmes droits), et ont adressé une demande
d’affiliation au SNAPAP, qui bien que ne pouvant accepter leur requête au vu de
la contradiction éthique que celle-ci aurait engendrée (ces gardes communaus
ont participé à la répression de la plupart des mouvements syndicaux dans le
pays), a accepté de les aider dans la création d’un syndicat indépendant.
Un syndicat exemplaire en matière de parité et
de défense des jeunes précaires
Le SNAPAP a fait de la parité et du respect des
droits de la Femme son cheval de bataille. Dès 2003, est créée en son sein une
Commission chargée de la défense des droits des femmes. Cette commission
deviendra rapidement la colonne vertébrale du syndicat, et sera multipliée au
sein des municipalités dans l’ensemble du pays. Lors du dernier congrès de la
fédération, en 2011, a été introduite dans les statuts une clause instituant la
parité totale au sein de tous les organes de direction et du comité exécutif de
chaque secteur représenté (29 secteurs au total, parmi lesquels les plus
importants en nombre d’affiliés sont la santé, la justice, les collectivités
territoriales, la formation professionnelle et l’éducation…). Ainsi, là où le
poste de Secrétaire général est occupé par un homme, celui de Secrétaire
général devra l’être par une femme, et vice versa. Une grande victoire dans la
lutte permanente pour le respect de l’égalité de genre.
Par ailleurs, une commission consacrée
entièrement à la défense des jeunes travailleurs précaires et jeunes chômeurs a
également vu le jour, facilitant leur affiliation et organisant manifestations,
grèves et sittings devant le palais présidentiel en défense de leurs droits .
En Algérie, quelque 30 000 jeunes diplômés du secteur de l’enseignement
subissent les affres de l’accumulation des contrats précaires, et certains ne
perçoivent parfois leur salaire qu’après 2 ou 3 ans !
Un réseau national facilitant la communication
et la mise en contact des jeunes entre eux à travers le pays a également été
créé.
La Secrétaire générale Nassira Ghozlane met un
point d’honneur à défendre cette avancée, et est bien décidée, malgré son
mandat de Secrétaire générale nationale, à continuer à militer ardemment au
sein du SNAPAP pour la défense des jeunes et des femmes, les plus violemment
touchés par la crise, mais également pour la défense de l’ensemble des
travailleurs algériens, de toutes villes et de tous secteurs, et pour l’effectivité
des droits syndicaux dans un pays où, comme dans beaucoup d’autres, le
syndicalisme est un sport de combat.
[1] Claire Beaugrand, « Algérie : des
réformes politiques pour éluder le printemps arabe » dans l’ouvrage
collectif Le printemps arabe : premier bilan. Points de vue du Sud,
coordonné par Bichara Khader, Centre Tricontinetal & Ed. Syllepse,
collection alternatives sud, 2012, pp. 137-152.
[2] A titre d’exemple, notons ce décret de juin
2001 qui « interdit sans limite d’application dans le temps tout
rassemblement public dans la capitale ». (Op. Cit.)
[3] Idem
[4] Op. Cit.
[5] Le Président de la République
Abdelaziz Bouteflika, qui n’avait plus fait d’apparition publique adressée en
direct depuis 1989, est apparu en 2011 face à la Nation pour annoncer la mise
en œuvre de réformes et la levée de l’état d’urgence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire